Hôtel Philippoz

HÔTEL PHILIPPOZ, II - TRANSMISSION
MERCEDES AZPILICUETA (ARG), CLARE BUTCHER (ZW),
TIM LEYENDEKKER (NL), LINE MARQUIS (CH)

24-26-27.04.2014


(English below)
En avril 2014, quatre artistes ont investi l'espace de l'Hôtel Philippoz : Mercedes Azpilicueta, Clare Butcher, Tim Leyendekker et Line Marquis. Selon leurs disponibilités, leurs séjours ont oscillé entre quelques jours et deux semaines. Les quatre artistes étaient invités à réagir au thème de la « transmission » : dans le contexte de la rénovation de l'appartement qui avait appartenu à ma grand-mère, il me paraissait intéressant de convoquer le patrimoine des histoires familiales et des habitudes qui habitent un lieu. En d'autres mots, de rendre visible et de questionner ce qui d'ordinaire est de l'ordre de l'intangible.

Le travail Là où on n'existe pas de Line Marquis mêle un dessin mural, une série de dessins, des sculptures et une pièce sonore. En pénétrant dans le (futur) salon, le visiteur découvre un grand dessin mural au pastel et fusain qui occupe l'entier d'une paroi et qui représente un groupe de personnes devant un grand triangle orange. Deux hommes et deux femmes entourent trois enfants, dans une pose typique de photo de famille ; en observant plus attentivement le dessin, on s'aperçoit que les deux hommes entremêlent leurs doigts dans un geste affectif, suggérant une autre distribution des rôles au sein de ce groupe à l'apparence de famille classique.
Dans la petite pièce attenante, l'espace est occupé par des piliers de bois bricolés, tordus et brinquebalants. Un haut parleur diffuse la voix chevrotante d'une vieille femme qui narre des contes pour enfants avec un fort accent. Sur la parois en vieux bois, une série de dessins au crayon sur papier basée sur de vieilles photographies dévoile l'histoire de la grand-mère paternelle de l'artiste ; une existence qui fluctue entre le conformisme d'une vie de femme au foyer imprégnée de religion et des instants de liberté où l'individualité s'affirme. La morale qui sous-tend les contes et le poids de la religion, omniprésent dans la série de dessins sur papier, créent une tension avec le dessin mural du salon et remettent en question la définition de « pilier familial ».

Clare Butcher, quant-à-elle, mène depuis plusieurs années une recherche basée sur l'action de cuisiner et le vocabulaire qui lui est propre. Les rituels et les méthodologies personnelles qui entourent cette activité quotidienne disparaissent souvent au fil des ans lorsqu'ils ne sont transmis d'une génération à l'autre. Et même si les livres de recettes et les manuels d'instruction tentent de préserver une trace écrite de ces pratiques, l'expérience de l'odeur et des gestes justes ne peut s'acquérir que par l'observation et la répétition, une connaissance qui surpasse les mots.
Pour ses quelques jours de résidence à l'Hôtel Philippoz, Clare a souhaité apprendre quelques recettes locales. Grâce à un intense travail diplomatique avant son arrivée, j'ai pu convaincre quatre voisins et voisines de lui ouvrir les portes de leurs cuisines. Munie d'une caméra et d'un français approximatif, Clare a passé de longs après-midi en compagnie de ma mère (Maryline Philippoz) et de trois voisins (Florence Morard, Denise et René Gremion) qui lui ont respectivement appris les recettes suivantes : gâteau aux poires, gratin dauphinois, tarte au pommes et gâteau au fromage. Durant l'exposition, le public avait accès à l'enregistrement complet des quatre sessions de cuisine ; ces vidéos ont eu beaucoup de succès auprès des spectateurs locaux, captivant même plusieurs personnes durant toute la durée des enregistrements, n'hésitant pas à s'exclamer devant la quantité d'ingrédients utilisée (surtout de gruyère…) Ces documents vidéos dévoilent de manière très intéressante (et parfois cocasse) les rapports qui se créent entre une jeune artiste non-francophone et des personnes plus âgées autour d'une activité domestique et, quoi qu'on en dise, créatrice.
Le jeudi 24 avril, l'Hôtel a accueilli 18 personnes dans sa future cuisine. A la lueur des bougies, les convives ont dégusté un délicieux souper sud-africain concocté par Clare, selon des recettes héritées de sa grand-mère ou tirée du livre de recettes sud-africain « Ouma's cookery book ». Par petites touches, Clare a apporté un éclairage historique et sociologique sur l'origine de ces recettes. Au menu : velouté de choux-fleurs, bobotie (recette traditionnelle sud-africaine) et scones avec coulis de rhubarbe et crème. Chaque plat était suivi par la projection d'un court-métrage sélectionné par Tim Leyendekker ; ainsi, The Second Memory de Bea de Visser, Grandma's Dream de Laure Provoust et From Hetty to Nancy de Deborah Stratman ont rythmé le souper. La soirée s'est déroulée dans une ambiance conviviale et détendue, à la lumière des bougies, certains finissant même par pousser les tables de côté afin d'effectuer quelques pas de danse propices à la digestion.

Rosa Bartel est un texte écrit par l'artiste et performeuse argentine Mercedes Azpilicueta. Durant deux ans, Mercedes a enregistré les conversations qu'elle a entretenues avec sa grand-mère sur Skype, à son insu. A partir de morceaux de ces dialogues, l'artiste a composé un texte monotone qui relate le quotidien d'une femme de 87 ans, ponctué de « Allô ? Qui c'est ? »
Habituellement, Mercedes lit ou dit ses textes elle-même dans des performances que sa présence exceptionnelle rend très intenses. Mais dans le contexte de l'Hôtel Philippoz et son public local francophone, il paraissait étrange d'utiliser tel-quel le texte original en espagnol ou de le traduire en anglais, langues avec lesquelles l'artiste travaille d'ordinaire. Nous avons alors contacté Soledad Martinez, une femme d'origine espagnole qui habite à Ayent depuis une quarantaine d'années. Soledad a tout de suite accepté notre invitation à traduire le texte et plus tard à le lire lors du vernissage. Ce texte à la temporalité cyclique est devenu celui de Soledad : grâce au filtre de la traduction et celui de la voix, Rosa Bartel est devenu son texte. Cette magnifique collaboration artistique et humaine a donné lieu à une performance très touchante lors du vernissage, le samedi 26 avril 2014.

Depuis plusieurs années, Tim Leyendekker possédait les journaux intimes de ses deux grands-mères, mais n'avait jamais encore pris le temps – ou eu la force - de les lire. L'Hôtel Philippoz nous paraissait, à Tim comme à moi, le cadre idéal pour commencer un travail avec ce matériel, comme si l'histoire de ma grand-mère pouvait faire écho à la vie des ses aïeules, et vice-et-versa. Pourtant, au cours de ses deux semaines de résidence, et au fur et à mesure qu'il explorait ces textes, Tim s'est confronté à l'impossibilité grandissante de se rappeler d'une personne défunte, de la retrouver. Si les textes qu'il possédait avaient bien été écrits par ses grand-mères, ils révélaient des personnes méconnues, voire inconnues de Tim. Les journaux intimes ne reflétaient pas l'image que Tim conservait de ses grands-mères ; pire : il semblait même que leur souvenir s'altérait. De cette expérience, l'artiste a tiré deux travaux, exposés à l'étage inférieur de l'appartement : sur une table, trois piles d'impressions A3 montrent des photographies d'objets. Trois compositions pour trois femmes : les grands-mères paternelle et maternelle de Tim, ainsi que ma grand-mère. Chaque composition associe deux objets quotidiens, tellement banals qu'ils pourraient être communs à tous : une image d'oiseau et une chevalière, une clef et un câble électrique, un cristal et une photographie découpée. Les piles d'impressions sont offertes au visiteur, qui est libre d'emporter une copie et de s'approprier ainsi les objets.
Sur le mur brut , une projection vidéo montre la main de l'artiste qui dépose des objets sur le sol. Le spectateur ne voit de ces objets que le dos, la face cachée, ce qui fait disparaître d'eux toute particularité : en cessant d'être des objets précieux, ils (re)deviennent communs. Entre les deux étages, des ballons dorés emplissent la cage d'escaliers de l'Hôtel Philippoz. Retenus par des plaques de plexiglas, les ballons ne peuvent s'échapper et occupent l'espace de leur présence légère mais envahissante, joyeuse mais silencieuse, un brin kitsch mais poétique. A la base de ce travail de Tim, une citation de Laurie Anderson qui réagissait au décès de son partenaire Lou Reed avec les mots suivants : « Death is the release of love », que l'on pourrait traduire par « La mort libère l'amour ». Sous l'apparente simplicité du geste, cette installation explore le potentiel narratif de l'objet : comme dans les autres travaux de Tim Leyendekker, la rigueur conceptuelle formelle multiplie les possibilités d'interprétation et laisse le spectateur libre de projeter son histoire personnelle dans l'œuvre.
Séparé de l'étage supérieur par une cage d'escaliers remplie de ballons dorés, le rez-de-chaussée de l'Hôtel offrait donc, grâce aux travaux de Tim Leyendekker, une sorte d'antithèse à l'idée de transmission : le temps qui efface la mémoire, qui déforme les souvenirs, qui modifie la perception des êtres chers et des objets fétiches.

Le soir du vernissage, l'historienne Marie-France Vouilloz-Burnier a retracé l'histoire des femmes dans la société valaisanne du XXe siècle, soulignant l'absence de reconnaissance pour le travail des paysannes de montagne et l'héroïsme d'une vie de « femme-outil ». La conférence de Mme Vouilloz-Burnier, très justement intitulée « L'histoire d'une absente », fonctionnait pour moi comme un hommage à l'ancienne habitante de l'Hôtel Philippoz et a ajouté un éclairage bienvenu – et parfois grinçant - sur l'évolution de la condition féminine en Valais.

Les trois jours d'événements publics ont attiré environ huitante personnes dans une ambiance détendue et conviviale, malgré la pluie. Cette fois-ci, la participation a été majoritairement assurée par les habitants de la commune, qui ont d'ailleurs ravi nos papilles gustatives avec de délicieux gâteaux. En associant des travaux plus frontaux ou directs sur l'idée de transmission, des travaux en collaboration avec les habitants du village et d'autres plus poétiques et abstraits, ce deuxième événement s'est révélé particulièrement intéressant et stimulant, engageant de riches discussions et interrogations chez les spectateurs, les artistes et votre réceptionniste.


- Eric Philippoz, mai 2014 -

Installation with golden balloons by Tim Leyendekker, Wall drawing by Line Marquis - Photo : Pauline Aellen Still from 'Les arts nourriciers de Luc', video by Clare Butcher : Florence Morard and 'La tarte au fromage' Soledad Martinez reading a French translation of 'Rosa Bartel', a text by Mercedes Azpilicueta - Photo : Pauline Aellen Print by Tim Leyendekker - Photo : Pauline Aellen
( pour voir les photos de l'événement, cliquer ici / for more pictures, click here
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HÔTEL PHILIPPOZ, II - TRANSMISSION
MERCEDES AZPILICUETA (ARG), CLARE BUTCHER (ZW),
TIM LEYENDEKKER (NL), LINE MARQUIS (CH)

24-26-27.04.2014


In April 2014, Hôtel Philippoz hosted four artists for a second residency program focusing on the notion of transmission : Mercedes Azpilicueta, Clare Butcher, Tim Leyendekker and Line Marquis. It felt relevant to research notions of memory and heritage in the old flat of my grandmother undergoing a full-scale renovation, to consider the family histories and habits that inhabit a space, to bring to light and question what is intangible. The four artists dived into a small-mountain-village-family- lifestyle – some for a few days, others for two weeks- with the aim of producing on-site works.

A combination of a wall drawing, drawings on paper, sculptures and a sound piece, Line Marquis' work Là où on n'existe pas ('The place we don't exist') challenges traditional family models. In the (future) living-room, a life-size charcoal drawing fills up the main wall; it shows a group of people standing in front of an orange triangle. Two men, two women and three children pose in what seems to be a banal family picture; but as one takes a closer look at the image, they notice that the two men are tenderly holding hands, suggesting a different configuration than the assumed traditional family model.
Next-door, the little bedroom is occupied by crooked bricolage wooden pillars. The spectator can hear the hesitant voice of an old storyteller coming from a small speaker: the woman recounts fairy tales embedded in strong moral values. A series of pencil drawings is pinned to the old wooden wall; they depict Line's grandmother's particular life, or rather her two different lives : right after the Second World War, still a young woman, she ran a café alone with her sister, living as an independent woman; later on, though, she got married and turned into a perfect housewife, devoting herself to her family and to religion. From the bedroom, the viewer can see both the series of drawings and the wall drawing, which creates a tension and a questioning between the two family models on display.

With its title taken from that of a section in Michel de Certeau and Luce Giard's 'The Practice of Everyday Life: Living and cooking, Vol.2' (1998), Clare Butcher's work for Hôtel Philippoz focuses on doing-cooking and the languages that come with it. The everyday-ness of home-making rituals and methodologies often means that they get lost over time or forgotten between generations. And despite the recording of such practices in recipe books, household logs, or instruction manuals – their consistencies, smells, timings and gestures can only be learned through observation and repetition, which sometimes make words unnecessary.
Putting all my diplomatic skill on display, I managed to convince my mother and three neighbours to teach Clare a few local recipes during her stay : Maryline Philippoz, Florence Morard, René and Denise Gremion respectively taught non-French speaking Clare how to bake a pear pie, a cheese pie, an apple tart and a potato gratin. The 4 hours-long video documentation of the cooking sessions was shown in Hôtel Philippoz' future kitchen during the opening: the recordings got immensely popular amongst villagers, eventually ending up with a bunch of people sitting through the entire the video, overtly reacting to the recipes (especially to the amount of gruyere at play…). This video documentation shows the interesting and sometimes humorous relationship and communication between Clare and the cooks, who bound together over a domestic and daily – but creative – activity.

On Thursday the 24th of April, 18 people came over to the introductory dinner cooked by Clare Butcher. The delicious recipes either came from Clare's grandmother's recipe book, or from self-proclaimed "South-Africa's grand-mother" Ouma's cookery book. Clare gave her guests short but interesting insights on the origins of the dishes she served : cauliflower soup, bobotie (traditional South-African meal) and scones with rhubarb compote and cream. Each dish was punctuated by a selection of short movies curated by Tim Leyendekker : Bea de Visser's The Second Memory, Laure Provoust's Grandma's Dream and Deborah Stratman's From Hetty to Nancy provided the guests with food for thought and beautiful images. Definitely influenced by the kitchen's golden walls, some of us pushed the tables aside and tested out our best dance moves until late…

Over the past two years, Mercedes Azpilicueta has been secretly recording the Skype calls she has with her grandmother in Argentina. Mercedes used bits of these dialogues to compose her text Rosa Bartel, a rather monotone piece of writing punctuated by recurrent "Hello? Who's speaking?". The text reveals an 87-years-old woman's stretched and cyclical perception of time.
Mercedes' original text was written in Spanish, and it made little sense to deliver a Spanish or English version of it to the French-speaking audience of Ayent. We then asked Soledad Martinez, a Spanish woman that has been living in the village for more than 40 years, to help us with a French translation. Not only did she agree to translate the text, but also to perform it for Mercedes during the public event. Filtered through French words and her voice, Rosa Bartel became Soledad's text, and she gave a very touching and sincere performance. This collaboration was the first of its kind for Mercedes, who usually performs her texts herself.

Before his residency at Hôtel Philippoz, Tim Leyendekker had been in possession of his two grandmother's diaries for a few years already, but had never found time and space to dig into his family history. Considering Hôtel Philippoz' history, it appeared to both of us like an auspicious place for Tim to start working on this material, hoping that the history of my grandmother could possibly echo Tim's grandmother's lives. As he intended, Tim spent his two weeks residency diving into the two diaries, discovering other facets of his grandmothers, aspects he wasn't aware of, which altered and disturbed the memories he kept from them. Even though the diaries were his ancestors', Tim confronted himself to documents that could have been written by unknown strangers, which emphasized the difficulty of remembering a lost person. From this experience came out two works : the first is a video, beamed on a raw stone wall, showing the artist's hand laying objects on the ground. The viewer only sees the back of the pictures and booklets that are being piled up. On the opposite side of the room, three stacks of A3 black-and-white prints are displayed on a table, each print showing a couple of pictures : a ring and the image of a bird, an electrical wire and a key, a crystal stone and the cut-out of a photograph. If each of the three prints are directly connected to Tim's grandmothers and my own, the objects that are shown are extremely banal, so common that they could be anybody's. Both displayed in the same room on the ground floor, a bit isolated, Tim's prints and video functioned as a counterpoint to the rest of the works, which approached the idea of transmission in a more direct way : Tim's research revealed the limitations of transmission, the incapacity of remembering someone, the flattening and erasing effect of time. By removing any affect of somebody's once precious objects in a gesture of abstraction, Tim offered the visitors to appropriate them and create their own (temporary) history. Following that idea, the prints were offered to the viewers to bring home.
The idea of abstraction and appropriation also apply to Tim's third work for Hôtel Philippoz, an installation with 150 golden balloons filled up with helium, contained by Plexiglas transparent sheets blocking the staircase. Tim's departure point for this work was a quote from Laurie Anderson reacting on Lou Reed's decease: "Death is the release of love". The golden balloons occupied the space with their cheerful but silent, kitsch but poetic, ethereal but weighty presence.

During Hôtel Philippoz' public event, on Saturday the 26th of April, historian Marie-France Vouilloz-Burnier gave an interesting and sometimes acid lecture on the history of women in Valais entitled: Women in 20th century Valais. A missing history. She pointed at the absence of recognition for whom she baptized the "tool-women" of the Alps. Her lecture helped contextualizing the artists' works and acted purposely as an homage to the strong and spirited woman who inhabited the flat for more than 50 years before me.

The three public days that rounded off Hôtel Philippoz' second residency "II – Tranmission" gathered around eight people in a casual and friendly atmosphere - despite the rain. This time, most visitors came from the village itself and delighted our taste buds with amazing cakes.
With a combination of more direct works on the idea of transmission, works that involved the villagers' collaboration in their making and other more abstract and poetic works, this second edition of Hôtel Philippoz opened up a series of interesting questions and generated lively discussions amongst the spectators, the artists and your devoted receptionist.


- Eric Philippoz, May 2014 -